Le
chaos cérébral qui se joue de synapse en synapse, dans mes couloirs
neuroniques ressemble un peu à l'arrivée dans un bazar de jouets
tenu par un proxénète infirme. Je fouille sans but précis, arpente
les coursives intemporelles, enfonce la main dans des filets poissés
d'histoire.
Une
vielle photo, souvenir de Méditerranée. Ulysse allongé sur la
plage, un maillot trop petit de trois tailles, le ventre tendu vers
le ciel comme une offrande au cosmos, Circé à son côté, la peau
grillée et fripée d'ennui. Le mythe vole en éclats.
J'aurais
pu embarquer sur un bateau équipé pour les glaces et rejoindre
là-bas une station baleinière, en Géorgie du Sud, là où le ciel
tutoies l'enfer. Je serais devenu un héros antarctique, ami des
banquises.
Mais non ! À quelques lettres près,
l'écrasante banalité de la vie m'a propulsé dans une station
balnéaire suintante de touristes. Ça sent l'huile solaire et la
médiocrité. Ils marchent en victoire sur le quai bondé. Un ventre
énorme précède un homme âgé, fripé de pastis et d'ennui avec au
bout de sa main, comme une laisse de chair, une femme, mensonge de
chirurgie esthétique, la peau au bord de la rupture. Un chien
anorexique, les yeux globuleux trottine devant une femme Botero, à
la démarche grasse et tremblotante, surmontée pourtant de deux yeux
Bagheera, vestiges d'une beauté éphémère.
Ils furent mon
cauchemar le temps d'un été, peuplant mon espace visuel, créatures
à la Brueghel, puant l'inculture et le sexe de supermarché.
Alors
je pioche à nouveau dans le chaos mémoriel. La balançoire des
Buttes Chaumont. Métallique, verte, parsemée de coulures de
rouille. Elle était l'un des pics orgasmiques de ma petite vie. Je
l'attendais le week-end. L'homme miniature que j'étais la
fantasmait, la désirait.
À
cinq ans, les gardiens de square me font peur, ils surveillent le bon
alignement des chaises métalliques et la virginité des pelouses
interdites, le sifflet greffé à la bouche Mutilés de guerre le
plus souvent, leur vie brisée récompensée par un emploi de
gardien, ils font allégeance au pouvoir qui les a défigurés. Leurs
gueules cassées de cyborg me terrorisent mais je ne crains rien car
mes parents me tiennent la main. Force de l'Amour parental. C'est si
bon d'être petit. Leur paume chaude me permet de survoler la peur et
d'atteindre l'enclos du Graal. Déjà, avant même de voir l'objet du
désir, j'entends le grincement des chaînes qui balancent et mon
cœur se réjouit. Elles ont la forme d'une barque. J'attends mon
tour pour entamer le voyage. Dans le balancement, je deviens
Capitaine Crochet, batelier de la Volga ou flibustier des Caraïbes.
Le vent, induit par la vitesse, cingle mes oreilles, devient ouragan
et m'emporte dans une dimension insoupçonnée. Je flotte dans
l'extase de mes cinq ans. Cette vieille carcasse rouillée prend des
allures de frégate, fend l'air de sa proue dévoreuse d'océan.
Aujourd'hui j'ai des centaines de madeleines en magasin, de
quoi monter un stand de ces petites embarcations bosselées et
farineuses sur les marchés du souvenir. Proust peut se rhabiller,
petit joueur. Mais de toutes, celle-ci fait partie de mon hit parade,
prégnante et douce à la mémoire.
Les souvenirs se
mélangent, s'entrechoquent, des plus vulgaires aux plus doux et
sensibles. Des centaines de stimuli auditifs, visuels, olfactifs. La
chaleur, le froid, une peau aux odeurs de cannelle, un sourire.
Ce
soir, j'écoute les Moody Blues, autre madeleine, plus sensuelle, au
goût de premier baiser. Mais, là … c'est une autre histoire...
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