Histoire sans gravité

 


    Le bus s'arrête en un soupir hydraulique, s'agenouille avec déférence pour me laisser monter. Les portes se referment en soufflant leur peine à l'instar d'une vieillarde phtisique. Je m'assieds. Je ferme les yeux. J'imagine la mécanique céleste comme mon paradigme. Et si la vie était un long voyage dans les profondeurs du cosmos. Et si, sans s'en rendre compte on la traversait à la vitesse d'un astéroïde. Et si nos corps projetés dans la vie répondaient aux lois cosmiques, à l'astrophysique. Trajectoire, attraction, silence du vide, apesanteur, trous noirs, planètes froides ou brûlantes, gazeuses. Troublantes similitudes.
    Le casque sur les oreilles, sous perfusion d'une musique aérienne, je m'autorise un saut quantique et projette chacun de mes atomes dans l'inconnu interstellaire. Le bus et ses passagers ont disparu. Je suis seul, flotte dans une nuit profonde mais parsemée de millions de lumières, telle une haie de lucioles qui célébrerait ma libération dans une chaude nuit d'été. Le temps est suspendu et je m'installe dans la prégnante perception de mon histoire. Se fondre dans le vide cosmique sans temps et sans distance me procure une sensation indicible, au-delà du plaisir et de la souffrance et de cette dualité simpliste qui est la nôtre. Étrange voyage. Improbables rencontres qui n'ont que faire de la chronologie et de l'espace. Je croise les pauvres gens de Steinbeck entassés sur un vieux camion déglingué au bout de sa vie. Ma prof de lettres de collège est assise avec eux. Cela ne m'étonne pas, c'est elle qui m'a fait découvrir « Les Raisins de la Colère » et la puissance cachée de l'écriture. Puis l'obscurité à nouveau et la sensation de s'engouffrer dans un tube qui accélère mon déplacement. Je crois sentir des mains qui me caressent au passage. Elles sont comme un souffle chaud et bienveillant sur ma peau. Mes parents apparaissent, posés sur rien, ils se tiennent la main, soudés dans une éternelle et pudique étreinte. Je n'ai pas le temps de leur faire un signe qu'ils ont déjà disparu. Ils ne m'ont pas vu. Je croise des objets célestes aux reflets orangé, des comètes feux de Bengale, des amas globulaires, des constellations géométriques, puis longe une sorte de quai de gare fait de lignes lumineuses et peuplé de silhouettes alignées. Malgré la vitesse vertigineuse je reconnais des visages au passage, ceux qui ont été sur mon chemin à un moment ou un autre. Le vide ensuite, le vide absolu, noir et profond, insondable.
    Une forme évanescente apparaît alors, s'approche, s'éloigne, me guide et me conduit vers un rivage qui se matérialise petit à petit. J'arrive sur une plage de sable bleu. Des vagues aux crêtes polies et arrondies y meurent sans heurt et sans même mouiller le sable. Je m'y assieds. La forme est là, tout près de moi et je la reconnais. Elle est mon passé amoureux, mon émoi adolescent, mes joies sentimentales cumulées. La féminité fantasmée, poétisée, fragile et pure comme un cristal. Sa présence me procure immédiatement un bien être infini. Mes mains s'enfoncent dans le sable bleu et chaud et le pétrissent à l'envi. Je laisse glisser les grains entre mes doigts. Une brise tiède se lève et caresse mon visage. J'ai soudainement le désir d'embrasser le vent.


    Le coup de klaxon me surprend. J'essaie de faire ami-ami avec mon intérieur et de me réaligner avec l'environnement si prosaïque qui s'impose brusquement à moi. Le bus est bloqué dans la rue étroite et le chauffeur nous fait descendre.

En me levant, machinalement, du dos de la main, j'époussette des grains de sable tombés de ma poche qui forment une minuscule colline bleue sur mon siège.


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