Trois soleils et puis s'en vont
Ils s'étaient mis en marche à l'apparition du premier soleil, le vrai, l'original, le jaune orangé, en dépit de la peur qui les étreignait. Ils remontèrent l'artère principale en calant leurs pas sur l'ombre mouvante du séquoia géant qui abritait plus d'un millier des bureaux de la ville et leur offrait par son ombrage une relative protection. À ce moment de la journée, les Gardiens, avides de soleil étaient moins regardants sur la sécurité et se léchaient les poils en somnolant. Il fallait en profiter.
Un chat persan, un gradé, apparut à
l'angle de la 35ème et s'engouffra sur la 45ème à pas de velours.
Ils retinrent leur souffle. Depuis l'instauration de la République
des félidés, les humains, pour ceux qui refusaient la colonisation,
vivaient un cauchemar. Pourquoi les chats avaient-ils pris
l'ascendant ? Pourquoi avaient-ils désormais quatre fois la
taille des chats d'autrefois ? D'aucuns disent que tout avait
commencé sur l'île aux chats, sur l'île de Shikotan au nord-est de
l'île d'Hokkaido. Puis à la vitesse d'une traînée de poudre la
population féline s'était multipliée, et à chaque génération
les spécimen avaient augmenté leur taille en même temps qu'une
organisation sociale se mettait en place. Au début les hommes
n'avaient rien vu venir, aveuglés par leur supériorité
ethnocentrée et lorsqu'ils s'aperçurent du danger, il était trop
tard. Les « élites » humaines furent balayées par une
nouvelle oligarchie aux ronronnements trompeurs, les systèmes de
communication furent brouillés. Sans communication, plus
d'organisation. Les nouveaux dominants, experts en télépathie et en
langage non verbal contrôlaient tout.
Le groupe d'artistes – trois
comédiens, deux musiciennes, un poète et une circassienne - prit à
gauche une rue, étroite comme une griffure géologique. Les épaules
frôlaient les parois. Puis il fallut traverser le Square des
Insoumis, un charmant espace arboré au cœur de la ville. Charmant
et bucolique, en surface. Car des dizaines de câbles métalliques
dans un agencement faussement aléatoire, se tendaient vers le ciel.
À leur extrémité, tout là haut, les condamnés ficelés dans des
bouées gonflées à l'hélium se balançaient à cinquante mètres
de hauteur. La fuite était impossible car toute tentative de percer
les bouées pour redescendre et perdre de l'altitude vouait à une
chute létale. Prison aérienne grotesque mais efficace. De loin, on
eût pu confondre avec les ballons multicolores attachés au bout
d'une ficelle que l'on offrait aux enfants sages sur le Continent
Inférieur. À un détail près, les ballons aux couleurs criardes
étaient des prisonniers politiques. Gaîté morbide.
Le deuxième soleil commença à
pointer sous la forme d'un demi disque bleu gris.
Il était celui
qui allumait les écrans géants et permettait aux turbines à brume
de tourner à plein régime. Au passage du groupe sur Cat Square,
hasard ou synchronicité, les écrans prirent vie, vantant des
produits chers et inutiles mais imposés par les « ronronnants »,
comme les appelaient les Résistants. Ainsi devenait-il urgent de
s'équiper avec un aspirateur à nuages ou un détecteur de rongeurs.
La banque féline se chargeait de vous allouer un crédit sur trois
générations. Sur un autre écran, une pomme entamée symbolisait
l'état de la météo. Plus l'on approchait du trognon et plus le
temps se dégradait. L'image changea ne laissant apparaître que la
queue et les pépins. Simultanément, une tempête urbaine se leva,
soudaine, violente, expression caractérielle des éléments. Le vent
se mit à souffler, s'engouffra avec rage dans les artères en
hurlant. Un groupe de travailleurs fut surpris dans un tourbillon et
leurs cheveux longs, signe de leur appartenance au prolétariat
soumis, se mirent tous à l'horizontale.
La petite troupe dissidente approchait
des limites de la ville et passa près d'un kiosque à journaux qui
leur rappela l'ancien temps. L'époque des odeurs d'encre fraîche,
des couvertures accrocheuses, du journalisme et de l'écrit. Sur
l'étal, des feuilles de différents végétaux, fraîchement
récoltées, aux odeurs sylvestres prégnantes, affichaient des
dégradés de vert. Les journaux imprimés avaient été supprimés
et remplacés par les liseuses végétales. L'information se
transmettait au toucher par un procédé télépathique, et rares
étaient les humains capables d'utiliser cette technique avancée.
Circée la musicienne en faisait partie et passa ses doigts longs et
sensibles sur le velouté d'une feuille de lotus en fermant à demi
les yeux pour mieux s'imprégner du message. La douceur du toucher
contrastait avec la violence de l'information. Circée attrapa l'une
des feuilles et la glissa dans sa ceinture. L'article annonçait un
bûcher de violons et autres instruments à corde dans l'Agora,
quelques jours plus tard. Les bons citoyens étaient incités à
dénoncer les artistes musiciens encore en possession de ce type
d'instruments. Opération de sécurité intérieure, concluait
l'article. Circée ne dit rien à ses camarades pour ne pas ajouter
aux peurs du groupe mais son cœur battait si fort qu'il aurait pu
déclencher une alarme à fugitifs.
Ils risquaient gros en
choisissant la fuite. Finir en ballon à hélium au bout d'une
ficelle métallique. Chacun était conscient de la cruauté des
félins policiers.
Le troisième soleil se leva en s'alignant
sur les deux précédents. Ainsi le ciel était-il complet.
Ils
sortirent de la ville sans avoir fait de mauvaise rencontre. Il leur
fallait désormais traverser des étendues hostiles où aucun félidé
ne s'aventurait jamais. Un désert de sables mouvants peuplé de
créatures invisibles générées par le propre imaginaire des
voyageurs. Il fallait le traverser sans peur pour s'en sortir car
celle-ci pouvait créer les pires monstres. Les voyageurs devenaient
l'enfant seul dans sa chambre sombre persuadé que cette ombre
décharnée n'était autre qu'une sorcière au rire grinçant ou que
ce pantin de chiffon posé sur une chaise allait se transformer en
loup avide de sang. Il marchèrent des heures sous les trois soleils,
leur sueur dessinant des pointillés sur le sable surchauffé. Leur
créativité d'artistes leur permit d'esquiver les créatures
invisibles en imaginant la Joie et la Beauté. Les monstres ne
surgirent pas. Bientôt, le monolithe salvateur se dressa à quelques
pas. Ils posèrent les mains ensemble sur le granite froid.
***
Les amis avaient répété leur
spectacle tout l'après midi et la pause fut la bienvenue. Un petit
verre de rosé aidant, ils se taquinaient et leurs rires libéraient
le stress de la répétition. Le poète, un peu éméché par la
sournoiserie du cinsault ou l'espièglerie du carignan – va savoir
- apostropha son amie musicienne :
- Au fait Circée, tu
n'avais pas parlé d'une idée pour le prochain spectacle ?
-
Si le spectacle reposerait sur un conte hongrois et s'appellerait
« Le Roi Chat ». Vous êtes partants ?
En
disant cela, elle passa machinalement sa main à la ceinture et en
sortit avec étonnement une feuille de lotus fraîchement cueillie.
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