L'innocence du nounours

     Au début des années 60 mes parents avaient eu la hardiesse de briser le conformisme familial de leurs parents et de m'embarquer pour deux mois dans un périple qui peut sembler banal aujourd'hui mais représentait à l'époque une véritable aventure. Partir de Paris en Dauphine Renault (3 vitesses, 850 cc) rejoindre l'Italie, Venise, Trieste et traverser la Yougoslavie de l'époque, pays communiste dirigée d'une main de fer par Tito. J'aimais bien l'idée que le président s'appelle Tito. Avec un tel nom, je n'y voyais pas un dictateur mais plutôt un personnage de bande dessinée dans la lignée de Placid et Muzo ou Pluto. Cela dit, je ne suis pas certain que Tito faisait rire les petits enfants.

    Au Nord de Jablanica en Bosnie-Herzégovine - drôle comme certains noms sont gravés dans la mémoire – nous dormons chez l'habitant, une petite chambre de quelques mètres carrés sans porte, juste un rideau et un vieil évier alimenté par un robinet qui délivrait son eau au goutte à goutte. À six ans, on se moque bien de l'aspect politique des choses et on est surtout sensible à la façon dont les adultes nous traitent. Nous regardons le monde à hauteur de 115 cm à égalité avec tous les enfants de même hauteur, les chèvres, les moutons, les étals des marchés, les vitrines des marchands de jouets. Entourés de mes deux protecteurs, je ne craignais rien et j'ai du m'endormir cette nuit là avec le sourire d'un petit garçon heureux.

    Le drame a éclaté le lendemain. Nous descendons la vallée de la Neretva jusqu'à Mostar (qui avait encore son pont d'origine) par des gorges impressionnantes dont les versants offrent une végétation nourrie, verte et dense. Neretva, le nom claquait comme lieu terriblement secret révélé dans un conte slave. Ce n'était certes pas les Carpates du comte Dracula, Vlad à la ville, mais quand même. Assis sur la banquette arrière, je guette. Je guette les ours car ils sont présents dans cette région, mes parents l'ont lu. Alors je scrute cette végétation mystérieuse car je suis persuadé que je vais en apercevoir un et j'en frémis par avance. Mais d'ours, nenni, et soudain, par association d'idées sans doute, je réalise avec effroi que mon nounours, mon doudou, mon compagnon de toujours, mon poto, mon alter ego n'est pas avec moi. Il est resté là-bas, chez le logeur, endormi dans la microscopique chambre, les pattes posées sur un ventre poilu un peu déformé par sa déjà longue histoire. Une béance de désespoir s'ouvre devant moi. J'imagine le cas de conscience de mes parents qui voyageaient avec un budget très serré sur des routes parfois à peine carrossables, avec une essence difficile à trouver. Cinquante kilomètres nous séparaient de mon ours, soit cent, aller-retour, ça faisait trop et mon père dû jouer le rôle du méchant insensible et dire non. No nounours ! Mes pleurs, ma terreur de l'absence soudaine n'y firent rien. Il resta inflexible malgré la supplique muette de ma mère. Le pauvre papa devait en être malade mais il tint bon et il continua jusqu'à Mostar.

    Ce jour là, j'ai grandi, j'ai eu ce sentiment d'adulte de la perte, de l'abandon. À l'orée de mes émotions je suis, en quelques minutes, devenu une grande personne. Le reste du voyage ne serait plus le même. J'imaginais mon ours endormi se réveiller dans cette maison inconnue, sans personne pour le serrer dans les bras. Il ne parlait même pas la langue. Ce fut ma première détresse, mon premier grand choc émotionnel. Pas de cellule psychologique pour débriefer mais l'Amour de mes parents qui firent leur maximum pour adoucir ma peine. Chaque jour de route m'éloignait de mon ami et me préparait à encaisser plus tard d'autres douleurs, à être « résilient », comme ils disent, pour employer une terminologie très tendance.

    Plus tard, j'en perdrai, des amis – mais l'étaient-ils - qui se détourneraient ou me trahiraient, mais cet ami-là, c'est moi qui l'avais abandonné dans son sommeil bosniaque et je ne l'oublierai jamais. Il reste lové dans une petite turbulence de mon cœur.

    Au compas des émotions, j'avais perdu mon cap, j'avais perdu mon ami et peu importe qu'il fut en peluche car je lui avait insufflé une âme. Y-a-t-il un paradis des ours en peluche ?

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