L'Autre, assis
dans un fauteuil en cuir craquelé me fixait, dans l'attente, un
sourire narquois sous sa pommette scarifiée.
Je remontai alors
l'échelle de ma semaine passée, encourageant par quelques
battements de cils mon hippocampe fatigué. L'échelon du lundi fût
facile. Je revoyais les miettes de pain agencées sur la toile cirée
aux couleurs ternies par le temps en un sinueux chemin muletier.
Le
barreau du dimanche s'avéra également un jeu d'enfant. Lorsque
j'avais gravi ce phare, les arêtes vives des marches étaient
soudain devenues les stries d'un coquillage, agencées dans la
hauteur de cette vigie atlantique.
Samedi. Je fis une pause à ce niveau
car tout se brouillait, devenait confus. Calquant ma respiration sur
le rythme d'une branche qui frappait la vitre à l'unisson du vent,
j'extirpai la fugace vision d'une tache de chocolat aux commissures
des lèvres d'un enfant au sourire triste, dans une ruelle de Kyoto..
Vendredi. L'Autre ne m'avait pas quitté
des yeux, se délectant d'avance de ma probable chute. Se souvenir.
Il le fallait. Dans le creux d'une houle berçante, il y avait ce
bois flotté chargé de mon parcours, branche de la baie Cheasapeake
arrachée par le vent, un bout d'Amérique poncée par l'oubli à la
dérive des courants de mon histoire.
L'échelon du jeudi fût une torture
pour mon esprit fatigué. L'échelle du souvenir vacillait. Les
barreaux avaient la mollesse de montres surréalistes. Se rappeler.
Réussir. Aller tout en haut de cette échelle de la mémoire, quel
qu'en soit le prix. Prouver à l'Autre que je pouvais réanimer mes
souvenirs. Alors un morceau d'étoffe m'apparut. Un tissu léger qui
m'avait frôlé dans l'allée du bazaar de Samarcande. Au bout de ce
tissu si fragile, imprégné d'une fragrance délicate, un visage de
femme, évanescent, tracé à l'encre de brume.
Le barreau mercredi tremblait sous mon
poids mais l'altitude avait libéré un peu de la gravité et je
ressentais une légèreté inhabituelle et bienfaitrice. Une brise
mémorielle caressait mon visage et mes épaules. Le visage de femme
se précisa, sortit de la fugacité des songes. Un corps se dessina
et une musique aux divines harmonies m'enveloppa. Je fis un pas pour
atteindre le dernier échelon, celui du mardi, déjà si haut que
l'Autre avait disparu de mon champ de vision. Et je la vis, artiste à
la chevelure arachnéenne, sous un feu de projecteur. Une beauté
isolée dans une mer de lumière. Je lui tendais la main et nous
sortions marcher sur la falaise dans la nuit. L'air était doux et
l'océan pacifique, vu des hauteurs de Wakayama, lançait des s.o.s
d'argent depuis la crête des vagues.
Il n'y avait plus d'échelon
à grimper. J'avais atteint le plus beau moment de ma mémoire et
comptais bien m'y installer, pour toujours. Nous nous assîmes, dans
le silence, réunis dans cette éternité qui nous était offerte.
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