MAT
Chaque jour de marché il était là, devant un immeuble décrépi, tout habillé de gris. Il impressionnait mon enfance car sa blouse terne cachait l'absence de membres inférieurs. Il me parlait gentiment et malgré mon âge et ma maigre expérience de la vie, je ressentais sa bienveillance, seul bien rescapé d'une vie de drames.
Ma mère me confiait une pièce à faire tinter sa sébile en cuivre posée devant lui.
Je le regardais avec circonspection, mêlant la peur à la fascination car on m'avait raconté qu'il avait été autrefois dresseur dans un cirque et que ses jambes étaient parties dans la férocité de ses fauves.
Vérité ou légende ?
Mon enfance à fantasmer installait une mise en scène des plus dramatiques où le sang se juxtaposait aux rugissements des fauves en révolte. Monsieur Loyal ne l'avait pas vue venir, la mutinerie des félidés. Le Bounty, version circassienne. Et puis, en traversant le trottoir, j'ai grandi de trente ans, l'homme raccourci avait disparu et la pluie frappait le carré de trottoir qu'il avait occupé, drainant mes rêves d'enfant dans le caniveau du souvenir.
Je passais du temps à jouer aux échecs dans ce café aux odeurs de moût de raisin et de cire rance. Une odeur d'ennui et de temps suspendu. L'effluve du suranné.
Je rentrai sur l'échiquier par la diagonale du fou, invisible intrus frôlant la sauvagerie des blancs et l'ardeur combative des noirs. Black and white sur fond de kir framboise. Voyeur involontaire d'un fou du roi malmené par un cavalier pervers narcissique alors que le monde semblait au bord de la guerre.
Une goutte glissa en tremblotant sur la paroi de mon verre, échappant à mes lèvres séchées par le piège du pion Roi.
Je pris le couloir sombre à l'angle de la Tour et remontai l'allée déserte. Un jeune pion dame y perdait sa virginité en poussant des soupirs d'extase sous le regard indifférent des petits soldats de bois alignés. Plus loin, un cavalier sorti des sous-bois de Brocéliande jouait de l'épée avec dextérité et envoyait des éclairs d'acier. La flamboyance de son armure contrastait avec le clair obscur du café.
Mon adversaire ne voyait rien de tout cela, il poussait ses pièces sans conviction, comme on pousse un soupir. Comment pouvait-il ignorer le théâtre expressionniste qui se jouait sous nos yeux sur les soixante quatre cases, allégorie du monde, miniature de la comédie humaine. Sa main caleuse agrippa sa reine. Il n'y voyait qu'une figurine quand moi je découvrais une femme à fleur de déchéance, abrutie d'alcool et au bord de la crise de nerfs, sacrifiée sans ménagement à une hypothétique victoire.
Alors que je retournais sur une case noire pour subir les outrages d'une combinaison agressive, je découvris une porte dérobée à la base de la tour blanche, une coursive ouvrant sur un salon et là, installé dans la profondeur douillette d'un fauteuil club, un verre de whisky à la main, Kasparov, le maître absolu. Son sourire énigmatique instilla en moi l'évidence de mon jeu. Je n'avais plus qu'à placer mon mat.
Je pris mon cavalier, le déplaçai à portée de roi, dans un claquement de sabots et un souffle d'impatience jaillissant des naseaux dilatés. Le roi adverse se coucha sans un râle, en position de gisant.
L'averse avait redoublé. D'où j'étais, je pouvais voir l'immeuble décrépi. Derrière le rideau de pluie, l'espace de quelques secondes, je crus distinguer une silhouette vêtue d'une blouse grise assise sur le trottoir. Je crois bien qu'il me regardait.
Commentaires
Enregistrer un commentaire