Niagara

 


Je ne suis pas plus Henry que Miller, pourtant, adolescent, j'ai roulé de tropique du Capricorne en tropique du Cancer au volant d'une Chevrolet Bel Air de mon imaginaire. L'espace dune envie secrète, je glissais ma peau dans celle de Kerouac et flirtait dans les « diners » du Missouri, sur la route 66.

Ce matin, assis en bord de torrent, j'ai plongé ma main dans l'eau glacée pour en sortir un galet poli d'histoire et de glaciation. Noir veiné de gris, il ressemble à un bonsaï d'un satellite d'Uranus. Je pose sa masse inerte au creux de ma main, à l'écoute de sa bienveillante placidité et je rêve Niagara, rivière sans retour, rapides hurlant dans les gorges étroites, brassant la vague en écume glacée. Je suis fétu sur la rivière Chippawa, bois migrant en approche des chutes et de leur assourdissant vacarme. Attiré par le vide et le tumulte, je plonge dans la béance bouillonnante.

Sur la rive opposée, la femme silencieuse, assise sur un petit terre-plein de mousse, me regarde. Appuyée sur son genou plié, elle me fixe, le visage dénué d'émotion. Sortie sans autorisation d'une toile de Schiele, elle est là depuis plus d'un siècle, autrichienne blasée trompant l'ennui dans son regard sans sourire.
Je n'ose lui adresser la parole car un torrent et un siècle nous séparent, son œil est sévère et je peine avec la langue à déclinaisons. Nous nous toisons donc dans la musique des remous et le chant des élémentaux qui module de rocher en rocher.

Plus bas, au sud, dans un quartier oublié de Buffalo, un homme tombe sur un vieux réveil rouillé au mécanisme asthmatique, abandonné sur le trottoir aux pluies d'automne. Le ramasse et en fait son trésor. Portant les stigmates du déclassement, l'objet cacochyme se réveille et marque le temps avec l'hésitation de l'illégitime à peine toléré. Ses minutes sont hasardeuses mais qui s'en préoccupe ?
Dans un coin de la pièce, une cafetière autrefois italienne siffle un arabica au goût de pauvre. Le réveil sonne.

Alors, mouillé de Niagara, je frappe à la porte de l'homme et lui tends le galet noir et humide. Son visage s'illumine. Les mots sont obsolètes. Il prend le minéral luisant et le caresse comme on flatterait le cou d'un lynx. Ses yeux ont accroché une myriade de photophores sur son écran rétinien. La pierre est sienne désormais et mon rêve se dissout dans l'aurore.

J'ai comblé ma nuit

Commentaires

Articles les plus consultés