Peur du noir


    Ce matin. Je me réveille et j'ouvre les yeux. Toutes les fonctions vitales semblent fonctionnelles. Sauf une, car je reste bloqué dans la nuit. Pas une lueur de jour. Pourtant je jurerais que mes yeux sont grand ouverts. Je panique. Je n'ose pas sortir de mon lit. L'obscurité est profonde, épaisse, aussi dense que si je me trouvais à l'intérieur d'un puits de pétrole. J'appelle à l'aide. Bien sûr, personne dans la maison. Un silence de fin du monde. À tâtons, j'essaie de reconstituer mon environnement proche. L'oreiller, mon genou, le montant du lit, la couette molle et inerte comme une guimauve onctueuse. Je suis assis dans le lit, le regard tourné vers la fenêtre car je sais qu'elle est là si proche. Je ne perçois même pas une infime clarté, un mince trait de lumière pour me prouver qu'elle existe encore et me donner quelque espoir. Je suis muré dans un noir absolu. Le jour a cessé de se lever.
    Alors je crie ma terreur, un cri de Munch, puissant, existentiel, qui se répercute et rebondit sur les angles acérés de ma nuit.
    J'ai fait ce rêve chaque nuit pendant une semaine. Je fermais les paupières avec appréhension de peur qu'elles ne deviennent réellement les murs de ma prison. Je luttais jusqu'aux prémices de l'aube puis épuisé, sombrais dans les labyrinthes de mon inconscient.

    J'ai cinq ans. Je suis seul à l'étage de la maison. Les monstres sont tapis, je le sais. Je ressens leur consistance silencieuse. La non-lumière me terrifie par ce qu'elle cache d'inconnu. Je trouve le courage de me glisser jusqu'en haut de l'escalier qui mène au rez-de-chaussée, sur la dernière marche, en ciment. Tourné vers le gouffre béant de l'escalier, j'appelle doucement mes parents qui dorment à l'étage du dessous, à voix basse. Paradoxalement, je souhaite qu'ils m'entendent mais je n'ose pas élever la voix de peur de les réveiller. La nuit étire ma terreur enfantine.

    J'ai grandi, j'ai dépassé la peur de cette obscurité qui cache les aspérités du monde. Je ne lance plus d'appel du haut de l'escalier. J'ose marcher seul dans la forêt bruissant de mille sons, au creux de la nuit sans lune, mes peurs sont apprivoisées et glissent sur le sentier. Je ressens une véritable jubilation à vivre cette expérience sylvestre au creux des ténèbres. Accélératrice de particules sensorielles.
    Car ce ne sont plus les monstres de cette obscurité que je crains aujourd'hui, je m'en suis fait des alliés. Ce que je crains et qui hante mes nuits, c'est la noirceur des hommes qui cadenassent les cœurs et détournent les âmes. Une noirceur velue qui n'appartient à aucune palette, à aucune gamme d'expression. Une couleur absolue sur laquelle ne se reflète pas la lumière, une négation de la vie. Et mon cauchemar récurrent est là pour me le rappeler.

    Ma vraie phobie du noir, terrée au fond de moi durant des années, un jour s'est envolée et cette couleur souvent maudite m'est apparue comme la nécessaire justification de la lumière car il la sublime. J'ai alors voyagé sur les toiles de Soulages, m'immergeant dans son outre-noir comme dans un bain de jouvence. J'ai appris à aimer la plume lisse des corbeaux. Les cormorans au plumage si sombre me fascinent. Devenu candide alchimiste, j'ai tendu l'oreille aux murmures littéraires et la Marguerite de Yourcenar m'a révélé que l'oeuvre-au-noir représente l'étape qui calcine les obscurantismes pour tendre vers un humanisme salvateur.

    Les cases du damier ne s'opposent plus mais s'associent pour mener au chemin de la dame, car les unes sans les autres ne sont qu'une vaine géométrie, vide de sens.

    Je calligraphie ma vie à l'encre de Chine et au fusain. Le noir est devenu la plus fascinante des couleurs pour ce qu'elle cache en elle de beauté profonde ou de laideur selon le regard que l'on porte sur les choses.

    En tournant l'arabica d'Ethiopie fumant dans ma tasse, je me laisse entraîner dans le maelström lilliputien couleur de jais contenu par les parois de céramique éclatantes de blancheur.

        J'ose croire que le cauchemar ne reviendra pas.



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