Combat du siècle

 



Le combat du siècle

Assis à une terrasse de bar devant un expresso je tournais inutilement le liquide inquiétant de noirceur, avec ma cuiller. Je bois sans sucre mais tournais quand même, machinalement, pour la posture. Je contemplais le mini tourbillon, ce maelström d'arabica, faire ses rotations dans le sens des aiguilles d'une montre. On dit que dans l'hémisphère sud lorsqu'un lavabo se vide, l'eau tourbillonne dans le sens antihoraire. Le café dans la tasse, à Ushuaia ou Hobbart, aussi ? J'ai l'art de me poser des question dont tout le monde se moque éperdument et qui sont, il faut bien le dire, de peu d'intérêt. Cela dit, j'irais bien en Tasmanie vérifier par moi-même. Pour la science, bien sûr.

Au delà de la baie vitrée, la pluie s'était renforcée. De grosses gouttes s'écrasèrent sur la vitre. Je levai la tête. Et je la vis.

Elle marchait d'arrogance en traversant la place couverte d'un glaçage de pluie, le menton relevé en défi à l'averse.
Étais-je le seul à la remarquer ? Autour de moi, personne ne semblait faire attention à elle. Les buveurs continuaient à boire, les bavards à parler, la musique à dégouliner et le serveur à faire valser son grand plateau rond en une chorégraphie bien réglée.
Elle, elle semblait traverser l'espace sans que ses pieds ne bougent, geisha de brume au port altier, glissant d'est en ouest à la surface du sol mouillé.

Elle faisait fi de la pluie qui pourtant mitraillait son visage. J'apercevais des gouttes glisser sur sa joue.

Arrivée à l'extrémité de la place, elle disparut de ma vue, créant une nuit qui soudain m'enveloppa.
Je ne la reverrai jamais. Cette idée me paniqua. Je ne la connaissais pas. Elle s'était dissoute dans l'ombre d'une rue adjacente. Adjacente à quoi ? À ma solitude ? À mon ennui ?
Pourtant, l'espace de quelques minutes, elle fit partie de ma vie. Il ne tenait qu'à moi d'en faire une éternité, de construire l'avant et l'après de son apparition. De remplir les vides. De réaliser des pliages chimériques, un origami complexe en papier d'imaginaire.

« On dirait que je serais son compagnon et qu'elle viendrait me rejoindre ». J'aimais ce conditionnel plus puissant qu'une baguette de magicien qui construisait le réel dans mes jeux d'enfant, dans la cour de récréation et ouvrait la porte de tous les possibles. « On dirait que je serais Zorro et toi Bernardo». Plus souvent c'était « on dirait que je serais Marco Polo et que je me battrais contre des brigands ». J'avais de la réticence à jouer aux cow-boys et aux indiens. Pas sûr qu'il s'agissait des prémices d'une conscience politique et d'un engagement de lutte contre le colonialisme. Non. Trop commun. Trop convenu. John Wayne m'agaçait. Mais être Marco Polo, intrépide explorateur, me plaçait dans un registre d'originalité qui flattait mon ego de gosse de primaire.

La pluie avait redoublé, délavant mon histoire, ma rencontre fugace, et je me retrouvai à nouveau devant mon café, désormais froid et inerte, débarrassé de mon fantasme passager.

Je m'étais donné pour consigne ce matin là, en sortant du corridor de la nuit, de m'interroger sur l'envie, cette force invisible, ce vent portant qui nous pousse, ce moteur jubilatoire capable de transcender mon humeur maussade au sortir de la nuit en un feu d'artifice intérieur dopé à la sérotonine. Et particulièrement l'envie d'écrire, de transmettre des émotions, de jouir de l'assemblage des mots, ce puzzle vertigineux multidimensionnel aux combinaisons infinies.

L'envie qui naît en nous et fait naître de petites bulles d'enthousiasme, cette envie je la ressentais au plus profond de mon être.
Elle était devenue mon Ikigai,la raison pour laquelle je privilégiais la vie au sommeil chaque matin selon la fascinante culture japonaise d'Okinawa. J'avais hâte de retrouver cette envie.

« On dirait que je suis écrivain ». Maintenant, cette phrase, à la formulation enfantine tournait dans ma tête comme un mantra brahmanique. Elle creusait son sillon en réveillant les neurones avachis par l'insipide platitude de ce début de journée. Eux, les neurones, ils étaient là, pépères, à poste dans leur routine somnolente, un peu comme des sentinelles débraillées plantées devant la base Dumont d'Urville en plein antarctique, guetteurs blasés d'un envahisseur dont le plus dangereux représentant à connotation militaire serait un manchot Empereur. Et voilà qu'une litanie tonitruante les secouait, les dépoussiérait, leur jetait un seau de vivacité en plein visage.
Bon sang ! L'apparition fugace de cette femme m'avait réveillé, elle était l'interrupteur de mon envie. Je baignai soudain dans la lumière. C'était Versailles à tous les étages.

L'anodin peut faire des miracles. Pourquoi elle ? Parce qu'elle est apparue au bon moment. Question de synchronicité. Cela aurait pu être le sourire d'une caissière au supermarché ou les premières mesures de « Sound of silence » de Simon et Garfunkel ou un fou-rire de bébé. Parce qu'elle avait joué le piton d'escalade, placé dans la bonne fissure qui permet de s'ancrer et de se hisser plus haut dans la paroi granitique au moment où les jambes et les bras faiblissent.

Gonflé d'inspiration, je sortis mon cahier de notes et mon stylo.

Mais, au moment de me lancer, je reconnus, tapie et ricanante dans un coin de mon conscient, cette satanée procrastination littéraire qui gèle le cerveau et inhibe la créativité. La garce me balança un uppercut au moment où j'avais relâché toutes mes défenses. Groggy, je titubai.
« Plutôt s'abstenir que faillir » dit-elle à ma main qui fit alors tournoyer le stylo en battant l'air façon majorette pour gagner du temps.

Elle ne m'aurait pas. Pas aujourd'hui.

Je pris une grande inspiration, de celles qu'on dégaine les jours où l'on s'apprête à battre le record mondial d'apnée, et lui mis la plus grande raclée du siècle. De mémoire d'écrivain, une neutralisation de procrastination aussi fulgurante n'avait encore été jamais vue.

Satisfait, un sourire aux lèvres, je commandai un autre café et me mis à noircir la page.



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