A ma mère

Anne-Marie Castelain

Le théâtre, la peinture et l'écriture avec une dizaine de romans ont habité sa vie. Pour moi, elle était avant tout une mère, une maman pleine de vie et d'énergie. Je la croyais immortelle. Elle est partie le 18 janvier. J'ai hésité avant de publier ce texte qui l'a accompagné le jour de la cérémonie.


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Un ange passe, un autre l'interpelle
« Tu as vu comme elle a bien vécu ? »
Il sourit et passe son chemin.



Tout à coup, il faudrait bannir le présent, ignorer le futur et se contenter de conjuguer au passé très imparfait.
Il nous faudrait sans rien dire passer à l'heure d'éternité et plonger dans le silence de ta nuit.
Parce que ton cœur s'est arrêté comme un réveil déréglé et que personne n'est horloger des âmes fatiguées.
Pas question de résumer une vie et telle une compression de César la réduire à trente lignes sur un papier froissé.

Tu mérites mieux que cela, toi femme d'extravagance, d'audace et d'inventivité, mère poule, maman courage, d'amour et d'humour, compagne des jours en demi teinte, épouse des moments heureux, des vacances en Espagne, des danses tyroliennes, des campagnes bourguignonnes, des soirées entre amis.
Les phrases bien ordonnées, adverbes alignés et compléments au garde-à-vous, gardons les pour les rapports de synthèse, les comptes rendus lénifiants, les courriers administratifs car ils ne te ressemblent pas.
Aujourd'hui, tu as droit au grand charivari des mots, à la kermesse du verbe facétieux conjugué à l'étouffé, au salmigondis d'adjectifs en julienne, au vélin de luxe scarifié à l'encre de Chine en arabesques émotionnelles.
Aujourd'hui nous voulons voyager avec toi sur un torrent tumultueux qui ébouriffe tes yeux en éclats azurés, traverser des nuages de poussières d'étoiles, prendre les rênes d'un quadrige à fendre le vent pour te soustraire à la tristesse, faire flotter ta blondeur au creux de nos mémoires.

Nourrie de tout, curieuse de tout, gourmande de tout, tu es l'insatiable, l'épicurienne des Art décoratifs, la boulimique du Grand Palais, la croqueuse de musées, la dévoreuse de culture... L'envie de connaître, de goûter un inventaire à la Prévert des arts et des artistes, une improbable carte des desserts de l'esthétique sur laquelle Pirandello esquisserait un pas de deux avec Caillebotte, où la cité Interdite ferait alliance avec le Mont Saint Michel, où Rodin boirait un petit crème avec Sisley et Amadéus, accoudés au zinc patiné d'un comptoir parisien.
Danaïde maternante, d'amour tu nous a remplis, inlassablement et sans condition. Tes rires ont glissé sur nos peaux en caresses veloutées et construit notre patrimoine à aimer.
Tu as joué de la voix, brûlé les planches, écrit, nous as étourdi, ton imaginaire a déferlé de page en page, donnant vie à Lucie, à Louise et tous les autres, attisant les braises d'une grammaire romanesque.

Bretonne tu fus, Bretonne tu es, plongeant dans les écumes atlantiques, surfant les houles salines, posant ta main sur la carcasse rugueuse de calvaires granitiques. Ton pied terrien à frôlé le bois arc-bouté de chalutiers malmenés par le large. Tu as grand ouvert les yeux sur la lumière océane, a égrainé le sable en pluies silicieuses comme si tu manipulais le sablier du monde.
Sortis des pages de ton imaginaire fertile, tes personnages se sont invités aujourd'hui. Ils donnent la main à tous tes amis réunis, à ta famille et amorcent une valse lente.
Femme de spectacle, le rideau est retombé sur ta dernière réplique murmurée sur les planches d'un théâtre d'ombres présidé par Hécate, déesse de la lune, régisseuse de la nuit.
Dans les coulisses nous te disons merci, dans les coulisses, à l'abri du temps, merci d'être venue, merci de nous avoir illuminés et d'imprimer en nous cette lumière prégnante, merci d'avoir guidé nos pas et lâché nos mains pour que nous tracions nos propres sillons.
Et vous, qui que vous soyez, quelque langue que vous parliez, où que vous soyez, là-bas, là-haut, assis sur l'arrondi d'un arc-en-ciel ou dans les replis d'une comète assoupie, prenez soin d'elle avec bienveillance et, surtout, ne lui permettez pas d'avoir peur.
Le 24 janvier 2020

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