Page blanche


Alors que je surplombe cette virginité lactée, cette banquise en ramettes, un grand vertige me saisit
Blanche et vierge comme une pliure antarctique, comment suis-je censé y porter ma marque ?
Faut-il s'y noyer au risque que la vacuité m'absorbe, me digère. Faut-il y jeter l'encre avec détermination pour s'apparier et parcourir l'immensité d'une traite ?
Depuis des siècles, il n'y a jamais eu de mode d'emploi pour ce buvard à pensées, cette étendue vertigineuse. Il faut y porter sa propre trace au risque de se perdre dans le labyrinthe de ses atermoiements, de ses doutes, de ses fulgurances.
J'y suis. J'avance. Assis devant un thé fumant quelques secondes auparavant, j'ai largué les amarres sans même me retourner, abandonnant le confort de ma chambre d'écriture. J'ai plongé dans le chaos alphabétique.
Pour me rassurer et damer le pion au temps, mon crayon dessine un bras de mer, un détroit de Magellan qui enserre le rivage en gonflant ses muscles d'écume.
Je glisse, me rattrapant aux fines aspérités du papier, aux imperfections. Je pense à l'écorce malaxée, aux billes de bois malmenées, violées au plus profond de leurs fibres et je leur dois respect pour ce sacrifice sylvestre.
Écrivain, je ne suis rien d'autre qu'un explorateur autodidacte, sans formation, enchaînant pas après pas, avec précaution, sur la surface glacée.
Plus je m'enfonce dans le grammage et plus le paysage perd de son uniformité. Le blanc absolu épouse des nuances, des reliefs, des rondeurs et des craquelures.
Je m'insère entre les séracs, arcs-boutants d'une cathédrale aux arêtes coupantes, je me sens coulée de luxure entre deux rives de vertu et je convoque mes désirs les plus soyeux et mes fantasmes inavoués. À l'abri des parois luisantes, dans l'intimité du silence de cette béance, j'ouvre mon cœur et mes sens, les autorisant à jouer toutes les variations. Et ils ne s'en privent pas. Protégés par cette haie d'honneur brillante de froid, ils dansent de joie et de sensualité.
Au bout de la crevasse, une pente douce me ramène à l'infinitude immaculée. Je me perds alors dans cette planéité encore vierge de mes divagations jusqu'à ce qu'il me soit impossible de résister et que l'inspiration me saisisse.
Alors je plante mes crocs d'encre bleue dans la chair lisse et moelleuse.

Onirik - 2024 


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